Forer de la terre à la lune.

En 1972 sortait le rapport dit du Club de Rome, réalisé par des chercheurs du Massachussets Institute of Technology (MIT) pour évaluer les conséquences d’une société en croissance sur une planète finie. Ce rapport intitulé « Les limites à la croissance » choqua le monde en prévoyant un arrêt de la croissance économique suivi d’un effondrement au cours du XXIème siècle si l’Humanité ne changeait pas ses attentes et objectifs.

L’une des causes de cette évolution est qu’on ne peut rien produire comme biens ou services sans consommer un minimum de ressources, et avec une croissance perpétuelle, la production de ces biens et services augmente sans cesse, si bien que même si les efforts de recyclage ou d’économie d’énergie augmentent aussi, leurs effets finissent par être annihilés par la croissance économique qui réclame toujours davantage de ressources. Le découplage entre la croissance économique et la consommation de ressources n’est que relatif, pas absolu, si bien que la croissance perpétuelle se traduit par une accélération des flux de matière et d’énergie prélevés dans l’environnement. Cet état de fait ne peut durer éternellement dans un monde qui peut être considéré comme fini. L’Homme a bien envoyé quelques machines dans l’espace et en a ramené quelques cailloux, mais ces échanges sont négligeables et le resteront durablement. L’essentiel de l’activité humaine se passe sur Terre.

Dans les modélisations du système monde que les chercheurs du MIT ont effectuées, ils ont remarqué que l’arrêt de la croissance n’est pas dû à un épuisement total des ressources, ou aux terres agricoles qui deviennent impropres aux cultures, ou à l’hyper-pollution de la planète. Non, écrivent-ils, le véritable frein c’est notre capacité à gérer tous ces problèmes à la fois. Avec assez de temps, nous pensons que l’Humanité a des capacités pratiquement illimitées de gérer les problèmes. La croissance, et particulièrement la croissance exponentielle, est vraiment insidieuse parce qu’elle raccourcit le temps pendant lequel les actions doivent être prises. Elle ajoute de plus en plus vite du stress à un système, jusqu’à ce que les mécanismes qui étaient adéquats pour gérer les problèmes lors de changements lents finissent par lâcher[1].

Dans les différents scénarios du MIT, le système lâche au niveau des investissements en capital, car avec la montée en puissance du stress, ces investissements doivent augmenter, et à partir d’un certain seuil de dépenses, la société n’arrive plus à les assumer collectivement. La solution technique existe peut-être mais les financements sont limités. A petite échelle, prenons l’exemple des routes wallonnes, qui sont réputées pour leurs nids de poule, non parce que les entreprises de travaux publics sont incapables de faire des routes bien lisses, mais parce que l’Etat est obligé de faire des arbitrages entre de multiples priorités, et que cette année l’entretien des routes attendra. Et à force d’attendre, les dégradations s’accumulent et impactent en cascade la société (par exemple en accélérant le vieillissement des véhicules). A plus grande échelle, suite au changement climatique, l’Homme dressera des digues sur les côtes, s’équipera en climatisation, et après le passage des tempêtes reconstruira les installations détruites, et pour extraire des ressources plus dispersées, il investira dans de nouvelles techniques. Mais les efforts risquent de tendre la société jusqu’à la rupture.

Revenons sur l’extraction des ressources plus dispersées. Les déchets et l’énergie nécessaires pour extraire des ressources non-renouvelables, écrit l’équipe du MIT, augmentent de façon spectaculaire à mesure que la concentration de la ressource diminue [2]. Cet effet est clairement visible sur les distances forées actuellement pour extraire pétrole et gaz. Sur la période 2019-2023, sur 5 ans donc, il semble bien que l’industrie s’apprête à forer l’équivalent de deux fois et demi la distance terre-lune, l’Amérique du Nord représentant 60% des distances forées [3]. A titre de comparaison, le Moyen-Orient a besoin de distances forées beaucoup plus faibles (Figure 1) puisqu’il exploite toujours principalement du pétrole conventionnel qui est mobile dans le sous-sol et contenu dans des gisements géants. Mais en Amérique du Nord, le passage à l’extraction du pétrole de roche mère, peu mobile, rend nécessaire de forer sur de grandes distances en suivant les couches géologiques (forages horizontaux). Les distances forées en Amérique du Nord sont à 80% destinées aux roches mères, qui représenteront donc la moitié des distances forées à travers le monde au cours des cinq prochaines années.

Figure 1: Longueur de puits forée attendue sur la période 2019-2023 (en milliers de km), d’après Rystad Energy, avril 2019.

D’autre part, pour permettre l’écoulement des hydrocarbures dans le sous-sol, il faut stimuler la roche par fracturation et maintenir les fractures ouvertes en y injectant des sables calibrés. La tendance actuelle est d’augmenter les quantités injectées par mètre foré (Figure 2), de l’ordre de 1 à 3 tonnes par mètre en 2017[4].

Figure 2: Evolution trimestrielle de l’intensité moyenne en agents de fracturation selon le play, d’après Rystad Energy, août 2017; 1 pound/foot égale environ 1,5 kg/m.

Avec l’intensité en sable qui augmente et les distances forées qui augmentent aussi, la consommation en sable, qui est le produit de ces deux paramètres, est en pleine expansion (Figure 3). La proportion des sables et graviers industriels destinés à l’extraction des hydrocarbures étasuniens (fracturation et cimentage des puits) représentait en 2015 plus de 70% de la consommation étasunienne, et 40% de la consommation mondiale, soit 75 millions de tonnes[5]. Et Rystad s’attend à ce que la demande en sables de fracturation aux USA atteigne 140 millions de tonnes en 2021[6].



Figure 3: Impact de la fracturation hydraulique et de la cimentation des puits de pétrole et gaz aux USA sur la consommation de sables et graviers industriels aux USA et dans le monde. La baisse des forages qui a suivi la chute des prix du pétrole en 2014 est nettement visible.

Ces deux paramètres, la consommation de sable et les distances à forer, ont été choisis parmi d’autres pour illustrer la dégradation de la « qualité » de la ressource pétrolière, le terme « qualité » faisant ici référence aux efforts qu’il faut fournir pour extraire la ressource de l’environnement et la rendre utilisable. La « raréfaction » du pétrole ne se marque pas nécessairement par une baisse des réserves mais bien par une dégradation de la qualité des roches exploitées, nécessitant des quantités accrues de capital, de main d’œuvre, ou de ressources consommées pour extraire un même baril de pétrole.

Pour en revenir aux analyses du MIT, en pratique peu de gens estiment ou réalisent que ces accumulations graduelles de contraintes physiques peuvent poser un problème pour la croissance. C’est invisible car les productions augmentent et les indicateurs de rareté comme le montant des réserves et le signal prix peuvent rester inopérants pendant très longtemps. Avec l’arrivée des pétroles de roche mère aux Etats-Unis, depuis 2014 les prix du brut se sont même effondrés, car malgré les difficultés à rentabiliser les opérations, les entreprises poursuivent leurs investissements massifs pour tenir leurs objectifs, tout en épongeant aisément les pertes grâce à l’abondance de capitaux en recherche de placement. Cet exemple montre que, paradoxalement, la dégradation de la qualité des ressources peut entraîner temporairement davantage de croissance économique en créant un appel de main d’œuvre, d’investissements, et de ressources consommées, mais aussi en déprimant sur une longue durée les prix de l’énergie si l’afflux d’investissements s’ajuste avec retard à la chute des prix. Et on peut même avancer que dans ces conditions financières particulières, qui sont celles que nous avons vécues ces dernières années, plus la ressource est de mauvaise qualité, plus elle créera des emplois et une croissance économique élevée si on se lance à grande échelle dans son exploitation. Du moins temporairement, car une question se pose. Jusque quand la société pourra-t-elle supporter ces efforts supplémentaires ? Dans le cas du boom du pétrole de roche mère américain, ce sont les investisseurs qui ont jusqu’à présent supporté le gros de l’effort. Mais lorsqu’ils en auront assez d’injecter chaque année des capitaux frais et réclameront du rendement plutôt que des chiffres d’affaire en croissance qui ne rapportent rien ou peu, la déprime des prix du pétrole cessera, et l’effort retombera sur l’ensemble de la société.  

Comme de nos jours les échanges entre la société et l’environnement se font par la médiation de l’économie, c’est au travers d’indicateurs économiques, de rentabilité des entreprises, de politique monétaire, d’endettement, qu’apparaissent les contraintes physiques. Mais qui sera capable de les démêler des contraintes humaines auxquelles elles se confondent, tant l’idée qu’il puisse y avoir des contraintes physiques suffisantes pour stopper la croissance est étrangère à notre culture de la croissance ?        

Nous laisserons la conclusion à Marion King Hubbert, l’un des pionniers de l’étude du pic pétrolier, qui vécut les années 1930s. A cette époque, le pays a mis la clé sous la porte pour des raisons monétaires. Nous avions la main d’œuvre et des ressources abondantes. Pourtant le pays a mis la clé sous la porte. Nous allons vivre le même genre de chose aujourd’hui, mais avec une perspective matérielle différente. Nous n’avons pas les mêmes perspectives d’avenir que dans les années 1929-1930. A l’époque, le système physique était prêt à s’élancer. Ce n’est plus vrai maintenant. Nous sommes dans une crise dans l’évolution de la société humaine. C’est unique dans l’histoire humaine et géologique. Ca n’a jamais existé auparavant, et ça n’existera peut-être jamais plus. Vous ne pouvez utiliser le pétrole qu’une fois [7].

Pourtant, au cours des deux derniers siècles de croissance industrielle ininterrompue, nous avons développé ce qui constitue une culture de la croissance exponentielle. Nos institutions, notre système juridique, notre système financier, nos traditions et croyances les plus chères sont tous basés sur le postulat d’une croissance continue. […] Les principes de la culture de la croissance exponentielle sont incompatibles avec un état de non-croissance, si bien que des efforts extraordinaires seront déployés pour éviter un arrêt de la croissance. Mais inexorablement, les contraintes physiques et biologiques vont finalement l’emporter, qui impliqueront des ajustements culturels[8].

Références:

1. ^ Meadows D., Randers J., Meadows D., Limits to growth – The 30-year update, pg 222-223, 2004. La version de 1972, en anglais, est disponible en pdf gratuitement. Pour une discussion du rapport Meadows (du Club de Rome), voir par exemple Jancovici.
2. ^ Ibid, pg 222-223.
3. ^ Rystad Energy, New wells drilled to the moon and back by 2023, 29 april 2019. Voir pdf.
4. ^ Rystad Energy Newsletter, Fracking activity on the rise in 1H 2017, but proppant intensity is slowing down, 22 août 2017. Voir pdf.
5. ^ USGS, National Minerals Information Center, Silica Statistics and Information, various Sand and Gravel(industrial) annual publications, and Historical Statistics for Mineral and Material Commodities in the United States. Voir page USGS.
6. ^ Rystad Energy, Mixed outlook for proppant in 2019, 11 december 2018. Voir pdf.
7. ^ Robert Dean Clark, King Hubbert: Science’s Don Quixote, The Leading Edge, Volume 2, Issue 2, 1 Feb. 1983. Des extraits de l’article apparaissent dans la critique du livre The Oracle of Oil: A Maverick Geologist’s Quest for a Sustainable Future, publiée dans le magazine the Oil Age, vol.2, N°2, Summer 2016. Voir le pdf.
8. ^ M. King Hubbert, on the Nature of Growth, National Energy Conservation Policy Act of 1974, Hearings before the Subcommittee on the Environment of the committee on Interior and Insular Affairs House of Representatives, June 6, 1974, pg 15-16, 19. Voir pdf.

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