WEO1998 – le rapport visionnaire de l’IEA.

Chaque automne, les experts en énergie épluchent une nouvelle édition du World Energy Outlook (WEO), la brique de l’évolution énergétique du monde publiée par l’Agence Internationale de l’Energie (IEA en anglais), le gardien énergétique de l’Occident. En 1998, ils allaient découvrir un document inédit [1]. Pour évaluer l’offre pétrolière, l’équipe de l’IEA avait chamboulé sa méthodologie habituelle; elle avait écarté les réserves prouvées officielles, douteuses [WEO98, p94]; et au lieu de supposer que l’offre allait automatiquement satisfaire la demande, elle avait suivi les pas de Hubbert pour évaluer les contraintes sur l’offre. C’est ainsi qu’elle vit se dresser le pic pétrolier sur la route de l’Humanité ; pour la première fois, écrit l’IEA, les prévisions de l’offre de pétrole du WEO doivent tenir compte de la possibilité que la production de pétrole conventionnel atteigne son maximum avant 2020 [WEO98, p91].

Le pétrole conventionnel, ce sang qui irrigue la planète depuis 140 ans, versé davantage à chaque gonflement de l’économie mondiale, allait finalement atteindre un maximum indépassable dans les 10-20 ans, avant de jaillir avec un peu moins de force chaque année. N’était-ce pas un message historique digne de faire les gros titres des journaux ? Et de pousser les gouvernements à lancer des préparatifs ? Il n’en fut rien. L’IEA est un outil politique de l’OCDE, et comme tel, ses messages doivent franchir des filtres politiques avant d’être portés sur la place publique. L’IEA cisela ses phrases, roula l’épineux problème dans un épais manteau sucré ; le message a passé les filtres, mais avec son déguisement si parfait, il vola par-dessus la tête de tout le monde, excepté des initiés, et de quelques doués en interprétation des rapports de l’IEA; rien ne sera entrepris pour anticiper et éviter les événements funestes qui allaient frapper le monde dix ans plus tard.

L’IEA s’éveille au pic pétrolier.

Dans les années 1980, Colin Campbell, alors vice-président exécutif des opérations norvégiennes de Fina, se passionne pour l’évaluation des ressources globales en pétrole et gaz, et collabore sur ce sujet avec le Norwegian Petroleum Directorate (NPD)[2, p78-79]. Le livre qu’il publie en 1991 attire l’attention de George Leckie, un ancien géologue de BP travaillant pour Petroconsultants, compagnie gérant la base de données pétrolières confidentielles la plus réputée dans le monde. Petroconsultants propose à Campbell de refaire l’analyse qu’il a faite pour le NPD, mais à partir des données de Petroconsultants, détaillées et plus représentatives des volumes extractibles que les chiffres officiels utilisés jusque-là par Campbell. Campbell est rejoint par Jean Laherrère, anciennement chez TOTAL, et sort différents rapports techniques, livres, et articles. L’article grand public « la fin du pétrole bon marché », publié dans Scientific American [3], éveille l’attention car le prix du pétrole est à ce moment très bas. L’Agence Internationale de l’Energie commence à s’intéresser aux travaux des deux géologues et envoie l’un de ses analystes passer une semaine chez Campbell pour étudier les données. A cette époque, Jean-Marie Bourdaire, un ancien de TOTAL comme Laherrère, est le nouveau directeur du Long-Term Office à l’IEA ; il est convaincu par la méthodologie de Campbell-Laherrère, et désire que l’IEA évalue s’il existe des contraintes géologiques suffisantes pour peser sur l’offre pétrolière future. 

Bourdaire écrit [2, p65] : J’avais aussi introduit un examen approfondi des contraintes sur l’offre, en lieu et place de la supposition précédente implicite que l’offre arriverait toujours à satisfaire la demande dans un marché ouvert, supposition que l’IEA faisait implicitement, et l’US-DOE explicitement. Par chance, en ce temps-là, le nouveau chef de la division économique était Ken Wigley, qui avait été longtemps à l’UK Department of Trade and Industry, et occupait sa dernière fonction avant la retraite, et dans sa division j’avais aussi Keith Miller pour l’analyse en amont. Tous deux étaient très compétents mais surtout, et c’était plus important, ils étaient britanniques, et comme tels avaient la confiance du directeur général de l’IEA, également un britannique.

Grâce à Wigley et Miller, nous avons organisé une rencontre internationale à l’IEA à Paris en novembre 1997 entre ceux qui furent connus plus tard sous le nom d’Optimistes (Morris Adelman, Michael Lynch, Tom Ahlbrandt, etc.) et de Pessimistes (Colin Campbell, Jean Laherrère, etc.) à propos des réserves pétrolières et de la production future. Tom Ahlbrandt était en charge de l’équipe USGS à Denver, qui était responsable d’évaluer les réserves mondiales pour 1995-2000. Bien que je ne fusse pas d’accord sur ses positions et sa méthodologie optimiste biaisée, nous étions de bons amis, nous étant rencontrés de temps à autres. Pour la « croissance des réserves », il appliquait au reste du monde – c’était une erreur – le même facteur de croissance que celui observé aux US-48, et pour certaines régions inexplorées comme le Groenland, il faisait des estimations audacieuses de réserves qui n’étaient pas étayées. Les opinions des autres optimistes reposaient sur des bases encore pires, soit parce qu’elles n’étaient pas fondées sur des réalités géologiques (le cas d’Adelman et Lynch), soit qu’elles étaient des constructions politiques théoriques ignorant la réalité de l’industrie pétrolière (le cas d’Odell). En fait, les Pessimistes étaient beaucoup plus convaincants, et ils firent impression sur Wigley et Miller, ce qui se ressentit dans leur rédaction du WEO1998.  

Optimistes et Pessimistes : les divergences.

Lors de la rencontre entre Optimistes et Pessimistes, l’équipe de l’IEA se rend compte que les deux camps diffèrent tant sur les réserves – bien que tous deux se réfèrent en partie aux mêmes bases de données (Petroconsultants et USGS) – que sur la manière dont les réserves sont transformées en production.

Sur les réserves, l’IEA écrit que les Optimistes suivent une approche dynamique [WEO98, p95-98] ; ils pensent que les estimations actuelles ne sont rien d’autre qu’un inventaire appelé à croître à mesure que la connaissance des gisements s’affine, que la technologie progresse, et que les prix augmentent, ce qui améliore les estimations de pétrole en place et le taux de récupération, et permet de développer des découvertes dédaignées. Contrairement aux Optimistes, les Pessimistes adoptent une approche statique ; ils pensent que les avancées technologiques affectent davantage la vitesse d’extraction que la quantité récupérable d’un gisement, que les estimations de l’USGS sont excessives sachant que le monde a été largement exploré, que les gisements négligés sont trop petits pour peser sur les réserves ; les Pessimistes préfèrent une approche statistique basée sur les nombreux champs de pétrole découverts jusqu’à présent, et qui donne des estimations conservatrices des réserves ultimes, c.-à-d. des quantités de pétrole déjà découvertes et à découvrir. Un peu plus loin, l’IEA indique que depuis 1958, les estimations publiées des réserves ultimes de pétrole sont en moyenne de 2032 milliards de barils [WEO98, p99], ce qui laisse en effet penser que les estimations évoluent peu au fil des années, et que l’ordre de grandeur de la quantité de pétrole extractible est connu depuis des décennies. On notera que cette discussion concerne le pétrole conventionnel.

Concernant les productions, les Pessimistes, écrit l’IEA [WEO1998, p96-97], supposent que la production régionale ou mondiale de pétrole suit une courbe de Hubbert dans laquelle la production de pétrole culmine quand la moitié des réserves ultimes ont été produites [Voir Figure 1]. […] Au fil du temps, l’amélioration des technologies de production pourrait rendre la queue du côté droit de la courbe de Hubbert un peu plus épaisse que celle du côté gauche. En outre, les nouvelles technologies pourraient faire durer les niveaux de production à leur pic et par la suite entraîner un recul plus abrupt de la production. Ainsi, le progrès technique est susceptible de changer non seulement l’aire sous la courbe de Hubbert, mais aussi sa forme. Une partie de l’augmentation de la production de régions comme la mer du Nord peut être considérée comme un changement de la forme de la courbe de Hubbert, c’est-à-dire permettant un épuisement plus rapide. Certes, il est reconnu que la courbe de Hubbert peut ne pas être symétrique, mais essayer de l’ajustez pour tenir compte de cette asymétrie est particulièrement difficile. Dans cet Outlook, l’impact du progrès technologique se limite donc à augmenter la quantité de réserves récupérables sous la courbe de Hubbert, plutôt que d’essayer d’estimer son effet sur la forme de la courbe.

Figure 1: Exemple de courbe de Hubbert montrée dans le WEO1998, p96. Il s’agit d’une courbe symétrique. Mais comme écrit dans le WEO, la partie droite de la courbe peut être plus abrupte ou plus douce que la partie gauche, selon que les technologies accélèrent la vitesse d’extraction ou débloquent de nouvelles ressources.

Contrairement aux Pessimistes, écrit l’IEA [WEO1998, p98], les Optimistes ne formulent pas l’hypothèse selon laquelle la production de pétrole suit une courbe de Hubbert. D’ailleurs, les Optimistes répondent peu aux questions suivantes : Comment des réserves de pétrole plus importantes sont transformées en des productions plus élevées ? A quelle date la production mondiale de pétrole atteindra son apogée ? Et quand une hypothèse de production explicite est faite, elle prend généralement la forme d’un simple rapport réserve/production (R/P). Mais quand la demande en pétrole augmente régulièrement, on ne peut simplement pas supposer que la production mondiale restera plate puis qu’elle tombera soudainement à zéro quand les réserves sont épuisées.

L’approche du WEO1998 : une synthèse des vues optimistes et pessimistes.

Finalement,écrit l’IEA [WEO98, p99], l’approche WEO […] est une synthèse des vues statiques et dynamiques, car elle exploite les données géologiques détaillées sur lesquelles se fonde la vision des Pessimistes, mais permet aux estimations de réserves de pétrole récupérables prouvées ou probables d’augmenter avec le temps. L’approche adoptée ici est de commencer par une estimation conservatrice des réserves récupérables ultimes, puis d’augmenter cette estimation avec le temps, pour prendre en compte de nouvelles informations et l’application de nouvelles technologies.

Comme point de départ, L’IEA utilise les estimations de 1996 de Campbell, soit 1800 Gb. Ce chiffre néglige les pétroles polaires et en eaux ultra-profondes, classés comme conventionnels par l’IEA, mais comme non-conventionnels par Campbell [4]. Les 1800 Gb de Campbell sont donc très conservateurs. L’IEA prend ensuite trois chiffres supérieurs, issus d’une étude de 1994 de l’USGS estimant que l’ultime avoisine 2300 Gb, dans une gamme de 2100 à 2800 Gb. L’IEA arrondit ces chiffres ; elle utilise 2000 Gb comme hypothèse basse, 2300 Gb pour le scénario de référence, et 3000 Gb comme hypothèse haute [WEO98 p99]. Toutes ces valeurs tenaient compte des estimations du pétrole non encore découvert, et de la croissance des réserves identifiées [WEO98, p101]. Pour transformer ces estimations de stock en flux, l’IEA suppose que les productions suivent des courbes de Hubbert.

Pic puis déclin du pétrole conventionnel à partir de 2010-2020.

En appliquant cette méthodologie, l’IEA voit surgir le pic du pétrole conventionnel dans son horizon de prévision : vers 2010 avec des ultimes de 2000 Gb, 2014 dans le scénario de référence de 2300 Gb, et 2020 avec 3000 Gb [WEO98, p102, 104]. L’élément capital qui saute aux yeux, c’est le faible glissement de la date du pic, 10 ans, lorsqu’on gonfle l’ultime de 50% ; entre les ultimes bas et haut, il y a 1000 Gb de différence. C’est plus que les 800 Gb que l’Humanité a consommé en 140 ans d’exploitation industrielle du pétrole. Et pourtant, la date du pic change peu ; c’est la magie de la croissance exponentielle. Dans les trois scénarios du WEO1998, le rythme de croissance de la production est supposé être de +1,6%/an jusqu’au pic. La conclusion générale, écrit l’IEA [WEO98, p104], est que la production de pétrole conventionnel va probablement atteindre son pic vers 2010-2020.

Report de la demande sur les non-conventionnels, hausse des prix du pétrole.

Dans le scénario de référence [WEO98, p102-103], c’est d’abord le conventionnel hors OPEP Moyen-Orient qui atteint son pic. Cet événement se produit au tournant du nouveau millénaire. L’OPEP Moyen-Orient assure alors l’offre résiduelle ; sa production double puis continue de grimper jusqu’à atteindre un plafond limité à 48-49 Mb/d en 2014. Ce plafonnement marque le début du déclin de l’ensemble des conventionnels, et le passage de relais aux non-conventionnels, qui montaient en puissance depuis quelques années, et accélèrent désormais. Le rôle du pétrole non conventionnel dans les projections WEO, écrit l’IEA [WEO98, p115], est d’agir en tant que producteur résiduel une fois que l’OPEP Moyen-Orient n’est plus en mesure de remplir ce rôle. Ainsi, lorsque la production mondiale de pétrole conventionnel atteint son pic, toute la demande supplémentaire de pétrole provient des réserves de pétrole non conventionnel.

Pour l’IEA, le pic du conventionnel va s’accompagner d’une hausse des prix du pétrole, car les huiles non conventionnelles doivent être compétitives pour prendre le relais. Le niveau de 25$(1990)/b est jugé suffisant, ce qui hausse les prix d’environ 50% entre 2010 et 2015 [WEO98, p102].

Risques élevés de ruptures d’approvisionnements.

Ce scénario est pour sûr truffé de risques, relève l’IEA : l’OPEP Moyen-Orient pourra-t-il, ou voudra-t-il, augmenter sa production comme attendu ? [WEO98, p102] Le non-conventionnel suivra-t-il le rythme ? Pendant la montée en puissance de l’OPEP Moyen-Orient jusqu’en 2014, écrit l’IEA [WEO98, p103], la possibilité de rupture des approvisionnements pétroliers mondiaux augmente. […] La période suivant le transfert de l’OPEP Moyen-Orient à l’huile non conventionnelle […] pourrait aussi être une période d’instabilité de l’offre. L’expansion rapide de la production de pétrole non conventionnel nécessitera la mise en activité de nombreux sites de production coutant plusieurs milliards de dollars chacun. Il est clair qu’il existe un potentiel de disparités entre l’offre et la demande mondiales de pétrole à cause des longs délais impliqués. C’est important que les principaux pays importateurs de pétrole coordonnent leurs arrangements pour traiter ces ruptures d’approvisionnement.

Mais pas de pénurie en vue.

Ces avertissements, l’IEA les atténue par ailleurs. L’IEA écrit [WEO98, p101]: Nous ne prévoyons aucune pénurie de combustibles liquides avant 2020 ; dans le cas où la production de pétrole conventionnel viendrait à baisser, les réserves de pétrole non conventionnel sont volumineuses. Plus loin, elle répète [WEO98, p104] : Cet Outlook, conjointement avec les compagnies pétrolières que nous avons consultées, ne voit aucune pénurie de pétrole. Pourtant, il attire l’attention sur le changement probable des pétroles conventionnels aux non-conventionnels à la marge de l’approvisionnement en pétrole entre 2010 et 2020, et une possible augmentation du prix du pétrole.

Le recours au pétrole non-identifié, message codé de pic pétrolier ?

Bref, rien ne semble préoccupant. Mais quelques mois plus tard, David Fleming, un environnementaliste britannique, trouve qu’il y a quelque-chose de bizarre dans le rapport de l’IEA. Dans Prospect Magazine, il signe un article intitulé « The next oil shock ? » dans lequel il écrit [5] : l’édition 1998 de l’Outlook contient un tableau [Figure 2] et un graphique qui prédisent l’offre de pétrole au cours des deux premières décennies du siècle prochain. De toute évidence, la production de pétrole devrait connaître une forte expansion. Un investissement de «plusieurs milliards de dollars» dans quelque-chose appelé «pétrole non conventionnel non identifié», qui est actuellement à zéro, produira autant de pétrole que le Moyen-Orient en produit aujourd’hui; La production de pétrole du Moyen-Orient elle-même va plus que doubler, de même que la production de pétrole à partir de gaz naturel connu sous le nom de liquides de gaz naturel. Au total, en tenant compte des sources en déclin, la production en 2020 sera environ 55% supérieure à ce qu’elle est aujourd’hui, et un résumé raisonnable de tout cela pourrait être: “Tout va bien”.

Puis, j’ai remarqué quelque chose d’étrange. La première chose qui semble suspecte est la suivante: «huile non conventionnelle non identifiée». De quoi s’agit-il? Et si c’est vraiment «non identifié», qu’est-ce que ça fait là dans la table? […]Le mot «non identifié» signifie que personne n’a encore été capable de dire quelles pourraient être ces sources non conventionnelles. En bref, elles n’existent pas, pas même sous la forme d’un croquis au dos d’une enveloppe. En fait, l’Outlook les décrit de manière désarmante comme la « catégorie [assurant] l’équilibre [entre l’offre et la demande]» – la pénurie à laquelle ils s’attendent dans l’approvisionnement en pétrole en 2020, et qui doit être inscrite dans le tableau pour faire en sorte que les chiffres [d’offre et de demande] concordent. Il n’y a qu’une seule explication: «l’huile non conventionnelle non identifiée» est là uniquement pour la décoration.

Figure 2 : Table de l’offre pétrolière entre 1996 et 2020 pour le scénario de référence du WEO98 (p45). Le pétrole non-conventionnel non identifié est la catégorie créée pour que l’offre soit en équilibre avec la demande (balancing item, entouré en rouge).

Peu de personnes auront interprété le rapport de l’IEA comme Fleming l’a fait. Comme souvent, la situation est plus compliquée qu’elle n’y paraît. Le pétrole non-conventionnel identifié se réfère à des projets relativement bien définis, écrit l’IEA [WEO98, p101]. La contribution de ces projets double entre 1996 et 2010 puis plafonne [WEO98, p101]; c’est une forte croissance, mais raisonnable dans l’absolu car elle part de très bas, si bien que le niveau de production atteint reste faible, 2,4 Mb/j, par rapport aux possibilités de développement. L’étude de Perrodon, Laherrère, Campbell [4] citée dans l’Outlook prévoit environ 4 Mb/j en 2010, 5,5 Mb/j en 2025 [WEO98 p111]. Il y a donc place pour des projets futurs inconnus aujourd’hui, et justement le pétrole non-conventionnel non-identifié provient de projets inconnus ou incertains, écrit l’IEA. Jusque-là tout va bien. Mais en 10 ans, la contribution de ces projets doit passer de zéro à 19,1 Mb/j, effectivement équivalente à la production de l’OPEP Moyen-Orient fin des années 1990, portant en 2020 la totalité du non-conventionnel à 21,5 Mb/j, soit plus de quatre fois le débit extrapolé pour cette date par l’étude Perrodon. Ce facteur quatre ne saute pas aux yeux. Les chiffres de Perrodon écrits dans l’Outlook doivent être divisés par deux car ils comprennent pour moitié des conventionnels en zones difficiles. Et bien que l’IEA précise tout cela, il est probable que le lecteur retiendra le chiffre écrit dans le document et gravé sur la rétine, 11 Mb/j en 2025, plutôt que celui qu’il doit calculer, 5,5 Mb/j. Ensuite, il faut extrapoler la production attendue par Perrodon en 2020, c.-à-d. 5 Mb/j, et utiliser cette valeur pour diviser 21,5, ce qui donne au final ce fameux facteur quatre.

Le développement des non-conventionnels devra donc être spectaculaire. L’IEA cite même le GTL (gas-to-liquid) [WEO98, p112-113]. Mais le GTL n’est pas un nouveau pétrole ; il s’agit d’un procédé technique permettant de transférer des énergies fossiles de la catégorie gaz à la catégorie liquide. Les techniques permettant de changer de catégorie de combustible sont typiques des plans envisagés depuis des décennies pour faire face au déclin des pétroles naturels, le grand classique étant le CTL (coal-to-liquid), qui permet de passer d’un solide (le charbon) à un liquide (le pétrole) [6]. Le CTL est depuis étiqueté plan d’urgence, et sa mention par l’IEA aurait été un signal clair aux implications politiques fortes, peut-être trop fort pour passer les filtres politiques. Le GTL n’ayant pas l’étiquette du CTL mais jouant le même rôle, sa mise en avant par l’IEA aurait pu être une façon subtile de renforcer l’idée de contraintes futures attendues sur l’offre pétrolière.

Car la croissance des non-conventionnels ne s’arrête pas à 2020. L’horizon d’analyse de l’IEA se limite à 2020 dans le texte de l’Outlook, mais se poursuit jusqu’en 2030 dans les graphiques (Figure 3). Et bien que ces graphiques ne montrent pas la contribution des non-conventionnels isolés mais combinés aux LGN, on se rend compte que ces pétroles combinés, qui représentaient un dixième des approvisionnements en 1996, sont sensés en représenter un tiers en 2020 et plus de la moitié moins de dix ans plus tard; le pétrole conventionnel devient minoritaire.

Figure 3 : Profils de production de pétrole entre 1996 et 2030 pour le scénario de référence du WEO98 (p45). Le pétrole conventionnel, dominant l’offre pétrolière depuis plus de 100 ans, représentant toujours 87% de l’offre en 1996s, devrait tomber sous les 50% en 2030. Inversement, non-conventionnels et LGN sont censés représenter plus de la moitié de l’offre.

Donc, si Fleming a tort de penser qu’aucun non-conventionnel non identifié ne sera jamais développé, il a raison d’entrevoir un problème, car une partie importante de ces non-identifiés ne sera probablement pas développée comme attendu. Après la publication de l’article de Fleming, Fatih Birol – le futur chef économiste de l’IEA – surprit Fleming en lui suggérant un rendez-vous, au cours duquel Birol fit savoir : vous avez raison …. Il y a peut-être six personnes dans le monde qui comprennent cela [2, p86]

Le directeur du Long Term Office de l’IEA, Jean-Marie Bourdaire, a plus tard confirmé cette interprétation : Bien que j’ai donné mon avis et apporté une contribution personnelle au World Energy Outlook (1998), l’écriture fut réalisée par la division d’analyse économique. Cette dernière a ajouté une grosse contribution en « pétrole non conventionnel non identifié » pour décrire les contraintes sur l’offre qu’on anticipait à cause de l’évolution de l’offre pétrolière identifiée [2, p69]

Epilogue

L’équipe de l’IEA, écrit Campbell [2, p79], menée par Jean-Marie Bourdaire, était satisfaite de l’évidence du Pic Pétrolier, mais elle faisait face à de nombreuses contraintes politiques. Elle a tout de même réussi à délivrer un message codé dans son World Energy Outlook de 1998, sous la forme d’un tableau montrant que la demande pétrolière devrait dépasser l’offre d’ici 2010, si on ne prenait pas en compte les non conventionnels non identifiés, un euphémisme de pénurie. Lorsque le message fut décodé dans un article publié [celui de Fleming], l’IEA fut évidemment mise sous pression par ses maitres dans les gouvernements de l’OCDE, et dans l’édition suivante du World Energy Outlook, le non conventionnel non identifié était miraculeusement devenu conventionnel non-OPEP sans commentaire ni explication. La réaction de l’IEA était compréhensible, puisqu’elle s’était mise elle-même dans la position de représentant du lobby des consommateurs face à l’OPEP, et qu’elle réalisait que toute référence à des limites naturelles ne ferait que renforcer la main de l’OPEP.

En effet, après la publication du WEO1998, Bourdaire quitte l’IEA fin 1999 ; Ken Wigley part à la retraite, et Keith Miller quitte aussi l’IEA. L’équipe ayant abordé le pic pétrolier est décimée; l’édition suivante du WEO à évaluer l’offre pétrolière, le WEO2000, opère un revirement complet d’analyse, repoussant au-delà de l’horizon de prévision tout déclin des liquides conventionnels. C’est la désillusion dans le camp des Pessimistes. Campbell, de plus en plus connu pour ses travaux sur le pic pétrolier, décide fin 2000 de former un réseau de scientifiques étudiant le pic pétrolier. L’Association for the Study of Peak Oil and gas (ASPO) est née; elle est officialisée lors d’un workshop à Uppsala en 2002. Laherrère fonde la section française d’ASPO en 2006, à laquelle se joignent Jean-Marie Bourdaire et Alain Perrodon. Quant à David Fleming, touché par sa discussion avec Birol, il développe son idée de système d’échange de quotas d’énergie (TEQ ou tradable emission quotas) dont il avait publié les premières ébauches en 1996; le gouvernement britannique financera une étude de préfaisabilité en 2008. En 2004, alors que toute idée de pic pétrolier est oubliée, les prix du pétrole commencent à grimper ; le pétrole conventionnel est proche de son pic et quatre ans plus tard, c’est la crise financière.

Références:

1. ^ World Energy Outlook 1998, International Energy Agency. Voir pdf.
2. ^ Peak Oil Personalities, compiled and edited by Colin Campbell, Inspire Books, 25 septembre 2012. Il s’agit d’une collection de biographies de personnes ayant participé à la prise de conscience de la réalité du pic pétrolier. On y retrouve certaines des personnes ayant contribué au WEO98 ou ayant réagi à sa publication, et qui apportent leur témoignage sur cet épisode : Colin Campbell, Jean Laherrère, Jean-Marie Bourdaire, et David Fleming.
3. ^ Colin Campbell, Jean Laherrère, The end of cheap oil, Scientific American, 78-84, March 1998. Voir pdf.
4. ^ Voir par exemple Alain Perrodon, Jean Laherrère, Colin Campbell, The World’s Non-Conventional Oil and Gas, Hydrocarbons of last recourse, Petroleum Economist, March 1998.
5. ^ David Fleming, The next oil shock?, Prospect Magazine, 20 avril 1999. Voir pdf.
6. ^ Le CTL c’est le pétrole d’urgence du IIIème Reich, de l’Afrique du Sud du temps de l’apartheid, et des plans pour faire face au pic pétrolier. Voir par exemple L’énergie en sursis, scénarios 1985-2000, rapport du WAES effectué sous les auspices du MIT, Economica, 1979, p184-187. Voir aussi plus récemment, Hirsch R. L., Energy Policy, 881-889, 36, 2008; Hirsch R. L., World oil shortage scenarios for mitigation planning, Presentation to ASPO-USA, 17-20 octobre 2007, p 5-6, voir pdf.

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